Hâte ou patience ?

Jean-Marie Le Blond, s.j.

Christus n° 56, oct. 1967

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Hâte et patience, deux conduites dans l’emploi du temps. Elles s’enracinent dans des tem­péraments opposés; elles s’encadrent aussi dans des civilisations différentes, l’indus­trielle et l’agraire. Peut-être enfin correspondent-elles à des époques. Notre époque est celle de la rapidité qui appelle la hâte, qui exige la saisie des occasions, qui cherche à recon­naître, sans délai, « les signes des temps ». C’est une époque d’accélération de l’histoire, qui déconcerte sans doute et qui effraie, mais qu’on ne voit pas le moyen de maîtriser. Le phénomène peut-être le plus décisif est sans doute celui de la vitesse, dans les voyages, les communications, les nouvelles et le visage de l’humanité s’en trouve notablement modifié.

L’objet de ces lignes n’est pas cependant d’esquisser une psychologie, une sociologie et une métaphysique de la vitesse ou de la lenteur. Elles veulent invoquer la lumière du Christ sur ces attitudes humaines et inspirer chrétiennement notre emploi du temps. Une chose est évi­dente en effet : le Christ a racheté ce temps qui n’est plus dispersion ni décadence, qui se révèle comme passage et voyage; il devient souverainement précieux parce que Dieu lui-même s’y insère, en y mettant valeur d’éternité. Il y a donc une attitude chrétienne à pren­dre au sujet de la patience et de la hâte, non pour opter sans partage (la vérité de vie ne peut se rencontrer d’un seul côté), mais pour se maintenir en éveil et pour pratiquer, au-delà des recettes mécaniques, un discernement toujours nécessaire.

PATIENCE

Rôle des attentes dans le développement d’une vie spiri­tuelle, des enfances, du passage à l’état adulte, d’un épanouis­sement de la maturité. Ce sont les étapes de la vie et précisé­ment il s’agit d’une vie. Il est certes possible de l’anticiper par la pensée rapidement — et abstraite­ment — en parcou­rant par l’esprit ces étapes; mais pour les « vivre » et les connaître existen­tiellement, il faut « longueur de temps » et patience, qui accepte cette longueur de temps. La vie spiri­tuelle suit ces étapes de toute vie et cela justifie la recom­mandation, à la fois humaine et chrétienne, des maîtres spiri­tuels, de ne pas chercher à « devancer la grâce ».

Venons sans attendre à l’Evangile, pour y relever tout d’abord les paraboles de l’attente : celle des serviteurs, au cours de la nuit, épiant les bruits lointains de l’approche du maître et prêts à sortir à sa rencontre, le flambeau allumé; celle des intendants, en l’absence du roi, faisant valoir au mieux les fonds qui leur ont été confiés.

Mais les attitudes et les conduites du Christ lui-même sont encore plus significatives que ses paroles. Non seulement en effet il enseigne à ses disciples « qu’ils ne peuvent pas sup­porter encore » tout ce qu’il a à leur apprendre, mais c’est bien par degrés qu’il les fait passer des espoirs trop humains, impliqués dans les « sacrifices d’échange » au sacrifice sans calcul, en lequel les espoirs dépassent décidément le monde[1]. Il renvoie même, pour la pleine intelligence de sa révélation à l’Esprit, qui vient après lui, cet Esprit qui après le départ du Christ doit en­seigner tout ce que lui-même a dit.

Enfin, et c’est sur ce point qu’il faut sans doute insister davantage, il a vécu lui-même cette patience et cette longueur de temps, en homme réel qu’il était, progressant « en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Lc 2,52). Prise en charge totale de l’exis­tence humaine, dont la maturation est lente. À tel point que le Christ n’a pas même voulu ap­paraître parmi nous comme une sorte de petit Mozart ; il a sans doute étonné les docteurs du Temple, mais l’Evan­gile ne signale pas qu’il ait fait sensation à Nazareth. La surprise qui ac­compagnera plus tard l’action et la parole de « ce charpentier fils de charpentier » insinue plutôt le contraire. Et c’est sans doute la signification la plus profonde de cette « vie cachée » que cette prise en charge de la lenteur humaine. Pourtant, autour de lui, dans le vaste monde et dans le petit monde de Galilée on souffrait, on mourait, on ignorait, alors que son pouvoir de guérir, de ressusciter, d’enseigner demeurait comme en sommeil. Pendant ces trente ans, il attendait à la fois la maturation humaine et « l’heure du Père », ainsi que lui-même, au début de la « Vie publique », le rappelait à Marie.

Il est donc certain que la patience devant la durée est au premier plan dans l’enseignement, les conduites et l’existence même du Christ. C’est d’ailleurs, en lui, au sommet de l’histoire sainte, le couronnement même des leçons que le Père donne au monde au cours de cette his­toire.

Appel à la patience d’Abraham : Dieu le laisse errant durant toute sa vie, ne lui annonçant la Terre promise que pour sa postérité lointaine ; il lui impose d’attendre le fils promis jusqu’à ce que Sarah soit hors d’âge. Cette attente paradoxale et cette confiance surhumaines entrent dans la foi d’Abraham et l’on comprend que saint Paul le présente comme le modèle de la foi (qui ne fait qu’un avec l’espérance), de la foi éprouvée par la longueur de temps et dont l’attente constitue non seulement une épreuve, mais un facteur de réalisation.

Rappelons encore la patience de Moïse, dans la conduite de son peuple à travers le désert ; ces quarante années d’errance, alors que le moderne Israël a franchi le Sinaï en quelques jours et qu’à l’Israël d’autrefois quelques semaines auraient suffi. Ce délai sans doute a permis d’ac­croître le nombre et l’endurance; il était vrai alors que « le temps travaille pour nous » ; mais l’enseignement de la patience dépasse ce sens très immédiat.

Au fond de tout — il faut en venir à ce mystère du projet de Dieu — ces attentes renvoient à ce qu’on peut nommer, très grossièrement, la « patience » de Dieu dans l’œuvre du salut de l’humanité, au délai presque interminable dans l’envoi du Messie. « Depuis plus de quatre mille ans, chante le vieux cantique, nous attendions cet heureux temps. » Nous savons que cette attente s’est prolongée beaucoup plus dans l’immensité, à peine découverte par nous, du temps humain. Lente naissance, d’une lenteur cosmique, lente croissance de l’humanité jusqu’à son état adulte, jusqu’à l’événement gra­tuit et couronnant de l’Incarnation. Cette longueur de temps ne constitue pas un symbolisme de détail, si profonds et précieux que puissent être les « détails » de l’Écriture ; cette leçon de patience, révélation de la durée dans la préparation à l’être de grâce, dans la manifestation du salut, est sans doute l’une des révélations les plus profondes, la révélation tout à la fois de l’homme et de Dieu dans l’histoire.

Comment, en cette longue attente de l’humanité, Dieu a-t-il agi avec chacun des hommes ? Il le sait et peut-être chacun de ceux avec qui il a agi. Nous pouvons affirmer seulement — en nous fondant à la fois sur la raison et sur l’Écriture — que personne n’a été laissé sans moyens de salut, que la promesse, inconnue de la plupart, n’a laissé personne en dehors d’elle. Même en ce qui concerne les indi­vidus cependant il faut bien reconnaître que les chemins de Dieu ne sont pas d’ordinaire des raccourcis. Les « chemins de Damas » ne sont pas absolument excep­tion­nels, mais ils ne sont pas non plus ordinaires; même si les conversions culminent dans un brusque déplacement d’équilibre (la der­nière conversion d’Augustin par exemple, au jardin de Milan, et le renversement de ses amours), elles ont auparavant, dans leur cheminement caché, réclamé patience et longueur de temps.

Cette longueur de temps est l’élément le plus voyant de la patience et son objet évident. Mais « patience » ne signifie pas-seulement « longueur de temps » ; elle réfère aussi, dans le mot lui-même, à une « passivité ». Si elle renvoie au déve­loppement de toute vie, elle dévoile aussi le mystère de l’action de Dieu sur l’homme, ou plus exactement en l’homme. Les mys­tiques expriment cette évidence, cette expérience en quelque sorte sensible d’une passivité sous l’action de Dieu. Ils traversent d’ordinaire une période d’impuissance, de « ligature des facul­tés », de réduction apparente à rien ; signe d’un seuil franchi, qui manifeste comme le dit sainte Thérèse d’Avila, dans son langage à elle (qui n’est pas tout à fait celui des théologiens, du moins actuels), l’entrée dans le « sur­naturel » et l’intervention évidente de Dieu. Il leur devient clair qu’il ne sert de rien de se remuer avec inquiétude, avec fièvre. Dieu ne se conquiert pas ainsi d’assaut ou par l’appli­cation de méthodes bien concertées, mises en pratiques avec une activité dévorante, dans la hâte. C’est en effet Lui qui se donne et le signe de cette gratuité est l’attente. Dieu entre dans l’âme, enseigne de son côté saint Ignace, comme il lui plaît et quand il lui plaît.

La patience apparaît alors comme la reconnaissance de la grâce elle-même, hors de portée de nos méthodes et de nos empressements. La patience n’est plus alors seulement la résignation à la longueur du temps ; elle est révélation de Dieu qui entre dans l’âme à son heure.

HÂTE

Ce thème de la patience est à rappeler à notre génération pressée, facilement fiévreuse et inquiète, pour sa santé spiri­tuelle et même pour sa santé nerveuse. Mais non pas comme un reproche et sans négliger pour autant le thème complé­mentaire de la hâte.

On pardonnera au jésuite qui écrit ces lignes de rappeler que ce thème est assez habituel chez Ignace de Loyola. Il n’a certes pas épargné, ni à lui-même, ni à ses amis et ses fils, la patience d’une longue formation. Mais, ses hommes une fois formés, il veut qu’ils s’efforcent de « marcher à grandes journées ». Il écrivait aux étudiants de Coïmbre : « Il y en a parmi vous qui s’endorment. Un paresseux fait moins de progrès en dix ans qu’un actif en un. » Il se montre pressé en envoyant Xavier aux Indes alors que la Compagnie est encore « très petite », toute jeune et mal établie dans l’Eglise. Il garde Pierre Favre sur les routes d’Allemagne, de France, d’Espagne et Favre mourra sur la route de Rome où il avait été convoqué d’urgence. Quant à Xavier lui-même, on se souvient de sa mobilité ; il semait en Orient le christianisme à larges mains et baptisait parfois des foules par aspersion; certains ont même prétendu découvrir une sorte d’instabilité, dans son passage des Indes à Malacca, de Malacca aux « Iles du More », puis au Japon, jusqu’à sa mort, d’épuisement, dans l’île de Sancian, au seuil de la Chine. Tout cela propose une interprétation de la devise d’Ignace, elle-même insatiable et en quelque sorte hâ­tive : « ad majorem Dei gloriam », pour la gloire de Dieu toujours plus grande.

Laissons Ignace de Loyola : il est plus important de recon­naître que ce thème de la hâte se rencontre dans l’Écriture. Il entre évidemment dans la signification du rituel de la Pâque juive, tellement central dans le judaïsme : cette table où l’on prend place la ceinture déjà serrée à la taille, le bâton du voyageur à la main, où il faut manger « hâtivement », sans laisser de restes, le repas préparé avant le départ, et qui n’est pas un festin où l’on puisse s’attarder à loisir.

Il n’est pas inutile de rappeler que l’Evangile mentionne la hâte de Marie à la Visitation, alors qu’elle s’en va « en hâte » vers les montagnes d’Hébron, saluer sa cousine Élisabeth : hâte de l’amitié et de la charité, hâte aussi de porter le message. Hâte recommandée par l’exemple et la parole même du Christ : « Travaillez pendant qu’il fait jour. La nuit vient et pendant la nuit on ne peut plus travailler » : précepte de l’utilisation du jour, celui pendant lequel brille le soleil, et celui aussi pendant lequel brille la vie : vient la nuit de la mort qui met fin au travail.

Recommandation, par le Christ, de la violence parente de la hâte : ce sont les « violents » (non bien entendu ceux qui font violence aux autres, mais ceux qui se hâtent) qui gagnent le royaume des cieux. C’est ce qu’insinue aussi le « radica­lisme » (souligné par le P. de Mont­cheuil) des paraboles du Royaume : pour acquérir la perle précieuse il faut sans plus attendre vendre tout ce qu’on a, pour acheter le champ où un trésor se trouve caché, il faut aussi donner tout. Car il faut de la hâte pour ne pas manquer l’occasion et la bonne affaire. Ce serait une erreur en effet de penser que l’évangile est étranger aux perspectives d’affaires, de rendement, de productivité, des semences, des salaires et de l’importance du temps dans le travail. La parabole de l’intendant infidèle, dans son paradoxe au premier abord étonnant, devrait pour­tant garder de cette erreur. Sans doute le Christ s’adressait immédiatement à des Juifs, à son peuple, et personne n’a jamais accusé ce peuple d’inertie; mais il s’adressait bien aux hommes, à « l’homme » dans son appétit de gain, sa violence et sa hâte dans le profit : « Ayez le zèle de la nourriture qui ne périt pas. »

Rappelons enfin — ce n’est plus l’évangile mais c’en est tout proche dans le temps — l’attente impatiente de la Parousie dans la première génération chrétienne. C’était un malen­tendu sans doute de penser que le Seigneur devait revenir après quelques années, mais c’était aussi le symbole encore mal purifié du désir de Dieu et de la hâte de le rencontrer. On en trouve l’expression, à la fois pure et boule­versante, dans l’Apocalypse, dans cette demande qui coupe le contexte : « viens, Seigneur Jésus! » et la réponse, de hâte elle aussi : « oui, je viens vite ».

Cette spiritualité de la hâte semble particulièrement appro­priée à l’apôtre. Il est normal en effet que celui-ci reconnaisse, concrètement et pour lui-même, que les exigences de la charité ne sont jamais satisfaites, et qu’il reste toujours à faire plus qu’on a fait, indéfiniment plus. Il ne suffit pas de dire aux frères transis de froid : « rentrez chez vous et chauffez-vous », mais on est conduit, bien entendu, à leur trouver du bois. Tous ceux qui essaient d’aider les autres, même le plus spiri­tuellement, ont éprouvé l’indéfinité des démarches impliquées souvent dans le conseil le plus classique et se sont sentis happés par un engrenage impitoyable. Il n’est pas étonnant d’entendre le curé d’Ars affirmer que le prêtre apôtre est « un homme mangé ».

Nous faisions allusion précédemment à l’expérience mys­tique de la passivité, expérience incontestable et profonde. Mais il ne faut pas restreindre d’étroite façon cette expérience à celle d’une passivité « empiriquement » éprouvée. Un autre aspect s’impose en effet, aussi authen­ti­quement profond et peut-être plus fondamental encore. C’est une expérience « d’union », davantage que de « contemplation » (au sens étroit, et parfois un peu « grec », de « théorie »). C’est l’expé­rience radicale de « l’instrument uni à Dieu » : au-delà des sentiments d’impuis­sance et de « ligature des facultés », dans le plein exercice des ressources humaines autant que dans l’épuisement et la fatigue, très humainement explicables, Dieu est non seule­ment affirmé, mais trouvé à la source même de la liberté et de l’activité. Il est alors existen­tiellement saisi non pas proprement comme agissant sur sa créature comme s’il était en dehors d’elle, mais agissant au fond de sa créa­ture, originant sans cesse l’activité et les actes mêmes, pen­sant et voulant cette créature qui n’existe que par son attention.

L’instrument humain se reconnaît alors, non comme une sorte de chose passivement aux mains de Dieu, mais comme intelligence et liberté animées par Dieu, ainsi que le disait et sans doute l’éprouvait saint Augustin. Même alors sujet à l’erreur, à la maladresse, se connaissant tel et garanti par là des illuminismes trop assurés des détails de la volonté de Dieu, mais se sachant entré sans réserves dans le projet et l’action de Dieu, dans son œuvre de salut.

Sans doute, même dans cette union, le chrétien reste aux prises avec les difficultés d’exé­cution et les limitations de son travail. Il doit bien reconnaître qu’il n’est pas identique­ment Dieu lui-même, qu’il ne lui suffit pas de souhaiter pour exé­cuter, qu’il faut passer par la média­tion du travail patiem­ment conduit et de démarches humaines qui ne sont pas infaillibles; il lui faut aussi admettre que son désir de salut, à la mesure du monde et de Dieu, doit prati­quement se limiter pour être efficace. Il est vrai pourtant que ni le chrétien sincè­rement donné, ni le militant, ni la religieuse, ni le prêtre ne peuvent admettre avec tranquillité de n’être pas Dieu, en rétrécissant en eux l’effort efficace pour le salut et pour le bonheur de tous. Il n’est donc pas étonnant non plus qu’ils se sentent parfois, et souvent, hors d’haleine. Fatigue hu­maine, et chré­tienne, du travailleur de Dieu, qui impose le respect. Il n’est pas inutile de le souligner, car beaucoup d’ouvrages classiques, peut-être écrits dans le loisir spirituel d’hommes à l’écart du monde, ne rendent toujours pas entière justice à ce dépouillement du travailleur de Dieu, immergé dans le monde et quelque peu haletant dans la multiplicité et l’immen­sité des tâches. Ce n’est pourtant pas une petite chose le soir, alors que se fait sentir plus lourdement le poids des présences données et des démarches faites, d’accueillir encore une nouvelle détresse en prévoyant qu’elle aussi exigera tout. Ce n’est pas une petite chose non plus de passer au long du jour d’une présence tout entière donnée à une autre présence également sans réserve. Abné­gation élémentaire et cependant profonde, qui consiste à passer sans retard de l’un à l’autre.

Au cœur de cette fatigue, rançon d’une hâte nécessaire, dans le sentiment même d’impuis­sance qu’elle entraîne, se produit quelquefois une sorte de révélation d’un dépasse­ment de soi-même et une découverte, comme hors de soi, des paroles et des conseils les plus appropriés : « Sur ta parole (et non sur le calcul de mes possibilités humaines, sur mes goûts ou mes aptitudes humaines) je lancerai le filet. » Dans cette foi nue, presque assurée de ne rien prendre, s’opère quelquefois la pêche miraculeuse. En tout cas, dans les joies même et les « succès » domine l’évidence que rien n’est fait auprès de ce qui reste à faire et s’impose la découverte que c’est bien Dieu qui fait tout. Alors monte aux lèvres, dans le travail débordant, parce qu’il est débor­dant, la prière du serviteur inutile, cette prière du soir qui ne se comprend plei­nement qu’après le travail du jour.

DISCERNEMENT ET DISPONIBILITÉ

Hâte et patience : l’une et l’autre enseignées par l’Écriture, l’une et l’autre enracinées dans la nature de l’homme, l’une et l’autre conduisant, en fin de compte, à un dépasse­ment de soi qui est authentiquement mystique. La conclusion qui s’impose est qu’il faut unir les deux, qu’il est conforme à la vérité de vie d’unir les deux.

Il est clair en effet que, choisie unilatéralement, chacune des deux conduites de hâte et de patience est singulièrement ambiguë; la patience adoptée comme règle de vie comporte en effet un très certain danger d’inertie ou d’installation; et par là elle entraîne une méconnaissance de la vie elle-même, à laquelle elle prétend obéir, car la vie, la vie de l’homme n’est pas moins changement que continuité. La hâte elle aussi, la hâte pour la hâte, par principe et sans regard aux autres, la hâte pour soi et non pas pour l’œuvre, tourne à l’activisme, c’est-à-dire au besoin de se sentir remuer, plutôt que d’agir. Dans l’apostolat même elle conduit très facile­ment à manquer de respect à l’autre, à méconnaître son rythme, à lui appliquer la violence.

Il ne peut donc être question d’un « choix », entre la hâte et la patience, mais d’un dosage. Dosage variable suivant les hommes, commandé originairement par le tempérament, don­née initiale à laquelle on ne peut s’asservir, mais dont il est nécessaire de tenir compte. Dosage variable suivant les étapes de la vie personnelle, suivant les étapes aussi des relations avec les autres, suivant les circonstances, les attraits et les grâces.

L’une de ses manifestations concrètes se rencontre, assez naturellement, dans un partage entre les temps de hâte et les temps de patience. À notre époque même, époque où, nous l’avons signalé, la hâte paraît avoir le primat, le besoin de loisirs est ressenti, de façon aiguë, comme une compensation nécessaire et même comme une garantie nerveuse dans la trépidation qu’il est impossible d’éviter. Cela concerne, dans la vie chrétienne, la prière elle-même. Il faut prier sans cesse et l’idéal demeure de la prière perpétuelle selon laquelle on « marche devant Dieu tous les jours de la vie » ; mais il faut bien aussi des temps de prière, des temps de loisirs devant Dieu et ceux-ci constituent, suivant la vieille image, d’une vérité profonde, une « respiration de l’âme ». Ne manions pas trop facilement, à ce sujet, la métaphore de l’évasion, mais prenons conscience, au contraire, du caractère vital du loisir, rendu plus nécessaire par la vie moderne.

Dosage et partage entre la hâte et la patience en chacun de nous ; dosage et partage autour de nous, dans l’Eglise, dans la diversité des vocations qui colorent diversement sa robe sans couture. Aucune vocation en effet, si l’on veut la prendre concrètement et existentiellement, n’est à considérer toute seule, dans une perspective qui serait à la fois individualiste et abstraite. Le célibat religieux ne peut être saisi dans toute sa portée que dans le contexte de la vocation au mariage, la pauvreté insouciante de l’argent que par rapport au pouvoir d’action de « l’homme qui a des moyens », l’obéissance même en regard du développement des initiatives. Ainsi le témoi­gnage des purs contemplatifs prend toute sa valeur, qui, de nos jours n’est nulle­ment amoindrie, dans le contexte des efforts de l’humanité et de l’Eglise pour améliorer la condi­tion humaine.

En ce partage et ce dosage il est clair enfin que le dernier mot doit être celui de discer­ne­ment : une fidélité aveugle, butée, à une attitude choisie d’avance, ou à un « planning » inca­pable d’anticiper sur les situations réelles, serait hors de la vérité humaine et chrétienne. Il s’agit donc de juger devant Dieu des occasions, des besoins, des ressources et pour cela de se main­tenir ouvert à Dieu et aux autres. Le discernement entraîne en effet et il suppose la dis­ponibilité. Il implique la liberté, la disposition à rompre les habitudes, à accepter la nouveauté aussi bien qu’à ne pas s’y précipiter par principe.

Ce discernement est également nécessaire dans la hâte et la patience ; il implique dans la hâte même un recul pris avant l’action, un jugement, une liberté au sens où la liberté n’est pas pure spontanéité irréfléchie mais comporte, suivant l’expression des vieux philosophes, un « libre arbitre », juge­ment sur l’action. Cela requiert, dans la patience même, une ouverture et une disposition à la promptitude. Il faut en revenir à la parabole des serviteurs qui attendent dans la nuit, non pas dans un sommeil, mais dans une veille, prêts au geste prompt pour sortir à la rencontre du maître.

[1] Les lecteurs de Lacan parleraient ici du passage progressif d’un « leurre » à la réalité.